REDÉFINIR LE LUXE

9 Questions pour Mateusz Ulman

Par Sarah-Linda Forrer

Dans notre série d’interviews "9 Questions", nous échangeons avec des chefs, des passionnés de gastronomie et des professionnels de l’hôtellerie que nous admirons pour parler de cuisine et du monde culinaire. À travers leurs souvenirs personnels, leurs perspectives uniques et les expériences qui ont façonné leur approche de la gastronomie, ces entretiens offrent un aperçu de l’esprit de ceux qui influencent notre manière de manger.

Mateusz Ulman est un chef pâtissier polonais réputé pour ses créations innovantes et visuellement impressionnantes. Il a attiré une attention significative grâce à ses pâtisseries uniques, qu’il met régulièrement en avant sur son compte Instagram. Son travail met l’accent sur la créativité et l’esthétique, expérimentant souvent avec des formes pâtissières traditionnelles pour produire des designs contemporains. Il a élaboré des menus pour des établissements tels que Cult à Paris, proposant une gamme variée de pâtisseries et d’options de brunch. Son dévouement à son art et son approche distinctive font de lui une figure notable dans le monde de la pâtisserie.

"La pâtisserie apporte du bonheur aux gens au quotidien."

1. QUELLE EST VOTRE "MADELEINE DE PROUST" ?

C’est un gâteau spécial qui n’existe plus. Ma grand-mère avait l’habitude de le préparer, et j’ai essayé à maintes reprises de le recréer, mais je n’y arrive pas. Je ne sais pas comment elle faisait. Il s’appelait Raffaello, un gâteau à base de copeaux de noix de coco et d’autres ingrédients.

Ce gâteau me ramène à mon enfance, et pourtant, il n’y a aucun moyen de revivre ce moment précis. Mais cela reste un magnifique souvenir.

Je me souviens qu’il avait une base de génoise, une sorte de crème pâtissière et une couche spécifique de biscuits inhabituels. Je ne sais pas exactement de quoi il s’agissait. Peut-être que ma mémoire me joue des tours, car j’étais très jeune, environ huit ou neuf ans. Sur le dessus, il y avait une couche épaisse de noix de coco caramélisée. Honnêtement, c’était le meilleur gâteau du monde.

J’ai tenté de le refaire, mais ce n’est jamais tout à fait pareil. Il existe des gâteaux similaires, mais aucun n’a exactement ce goût. J’ai même un gros carnet de recettes de ma grand-mère, mais malheureusement, ce gâteau n’y figure pas. Il y a des recettes pour un magnifique gâteau au miel, que j’ai d’ailleurs refait il y a quelques jours, ainsi que ses célèbres tartelettes, mais pas celui-ci.

Peut-être que c’est mieux ainsi. Nos papilles évoluent, et peut-être que si je le goûtais aujourd’hui, il ne serait pas aussi magique que dans mes souvenirs. Finalement, il reste une mémoire parfaite dans mon esprit.

2. EST-CE QU'IL Y A UN CODE OU UNE ÉTIQUETTE DE TABLE QUE VOUS AIMEZ PLUTÔT IGNORER ?

Je pense que nous nous éloignons un peu des règles strictes de l’étiquette à table, surtout dans les restaurants. La seule règle qui compte pour moi, c’est que les gens soient à l’heure ; tout le reste n’a pas d’importance. Je n’aime pas les expériences gastronomiques trop rigides, que ce soit chez moi ou dans un restaurant. Je veux que les gens se sentent libres, à l’aise, qu’ils soient des habitués ou qu’ils viennent pour la première fois.

En ce qui concerne l’étiquette au restaurant, je n’aime pas les endroits où l’on doit s’habiller de manière très formelle juste pour dîner. Il y en a quelques-uns comme ça en Pologne, et ce n’est pas mon style. Je préfère les restaurants où l’on peut être soi-même, où l’atmosphère est détendue plutôt que guindée. Je pense que beaucoup de gens ressentent la même chose : nous n’aimons plus les environnements trop rigides et formels.

Bien sûr, je respecte les établissements qui conservent ces traditions pour une raison précise, et cela fait partie d’une expérience particulière. Je le comprends parfaitement. Mais personnellement, je préfère un cadre plus détendu, où l’on peut vraiment profiter de son repas.

3. SI VOUS POUVIEZ INVITER N'IMPORTE QUI À DÎNER, QUI CHOISIRIEZ-VOUS ? ET QU'EST-CE QUE VOUS LEUR FERIEZ À MANGER ?

Scarlett Johansson. Je cuisinerais absolument n’importe quoi pour elle. Peu importe si vous m’aviez posé cette question il y a vingt ans ou aujourd’hui, ma réponse resterait la même.

Je pense que je préparerais quelque chose de très polonais : des pierogi. Tout le monde aime les pierogi. Ce sont des raviolis polonais, garnis de fromage blanc, de beaucoup de bacon, d’oignons caramélisés et d’une sauce à la tomate. Ces dumplings sont mes préférés.

Je choisirais ce plat typiquement polonais parce que je voudrais lui montrer mon âme, mon âme polonaise.

Si je cuisinais pour un ami, je choisirais peut-être quelque chose d’italien ou d’autre. Mais pour elle, ce serait sans aucun doute des pierogi, pour partager un peu de ma culture et de mes racines.

"Manger est un plaisir, et pour moi, cela va bien au-delà du goût : c’est un moment précieux à savourer."

4. Quelle tendance culinaire espérez-vous voir émerger ? Et laquelle aimeriez-vous voir disparaître ?

Je ne dirais pas que je l’espère, mais je prédis que les gâteaux vont faire leur grand retour, surtout dans mon domaine. Il fut un temps où ils étaient moins appréciés, où l’attention était davantage portée sur la viennoiserie. Aujourd’hui, la viennoiserie est toujours très populaire, mais je ressens un changement. Je pense que les gâteaux à étages et les gâteaux classiques, un peu old-school, vont redevenir tendance dans les prochaines années. Je vois déjà des signes de ce retour.

Ce que j’aimerais voir disparaître, c’est l’utilisation d’ingrédients artificiels. Je les déteste. Beaucoup de pâtisseries utilisent des sprays chimiques et des décorations artificielles, et l’une des pires tendances, c’est l’abus de fleurs séchées. Les gens parsèment des pétales de rose séchés sur les gâteaux, mais ils sont immangeables ! Ils n’ajoutent rien au goût, sont difficiles à mâcher et, honnêtement, c’est affreux. Je vois cette tendance partout, surtout aux États-Unis et en Pologne, et je ne la comprends pas.

J’aime les gâteaux honnêtes, purs, avec de bons ingrédients. Je pense que si les gâteaux ont perdu en popularité, c’est parce que les gens sont devenus plus conscients de leur consommation de sucre, ce que je comprends parfaitement. Mais tout est question d’équilibre. Il suffit de modérer sa consommation quotidienne et de vraiment savourer un bon gâteau quand on en mange.

5. Y A-T-IL UNE EXPÉRIENCE QUI A CHANGÉ VOTRE APPROCHE À LA CUISINE OU À L'ALIMENTATION EN GÉNÉRAL ?

J’ai vécu deux expériences marquantes qui ont façonné ma vision de la cuisine.

D’abord, j’ai suivi une formation de chef en Pologne, mais notre système éducatif culinaire est assez pauvre comparé à des pays comme le Danemark ou la Norvège. Après l’école, j’ai travaillé dans des hôtels sans grand intérêt, avant de postuler au restaurant Biały Królik (White Rabbit) à Gdynia. Le chef exécutif avait travaillé dans des restaurants étoilés au Royaume-Uni et en Norvège. C’était une personnalité dure, mais extrêmement compétente.

Travailler là-bas m’a exposé à la haute gastronomie, aux ingrédients de qualité et à une éthique de travail rigoureuse. Cette expérience a transformé ma vision de la cuisine.

Mais la deuxième expérience a changé ma trajectoire. Je suis parti au Danemark pour travailler dans la gastronomie, mais le Covid est arrivé et j’ai dû me tourner vers la boulangerie. Ce fut une révélation. J’ai compris que, malgré son prestige, la haute cuisine est souvent un milieu toxique et oppressant. J’adorais l’adrénaline, mais avec du recul, je vois combien ce monde peut être abusif. La pâtisserie, au contraire, apporte du bonheur aux gens au quotidien. Cela m’a complètement fait changer de perspective.

6. SELON VOUS, Y A-T-IL UN PETIT CHANGEMENT QUI POURRAIT FAIRE UNE GRANDE DIFFÉRENCE S’IL ÉTAIT ADOPTÉ PAR TOUS ?

Nous prenons tellement de petites décisions chaque jour, et elles s’accumulent. Même quelque chose d’aussi simple que décider de ne pas fumer une cigarette aujourd’hui peut avoir un impact considérable à long terme.

Il n’est pas toujours nécessaire de faire un grand geste. Parfois, décider de laisser passer une mauvaise journée au lieu de s’y attarder suffit. Ce petit changement d’état d’esprit peut apporter de la sérénité.
Même des gestes minimes, comme recycler correctement, peuvent avoir un impact bien plus important qu’on ne le pense. En réalité, vous pouvez rendre la planète plus sûre en faisant de petites actions.

7. Y a-t-il un ingrédient que vous devriez arrêter d’utiliser, mais dont vous ne pouvez ou ne voulez pas vous passer ?

Je pense que ce serait le sel. J’en utilise beaucoup. Mais je ne peux pas m’en passer.

Cela dit, je ne pense pas abuser d’un ingrédient en particulier. Aujourd’hui, ma cuisine est plutôt équilibrée.

8. Pensez-vous être un épicurien et qu’est-ce que cela signifie pour vous ?

Je pense que oui, du moins en ce qui concerne la nourriture. Je fais très attention à la provenance des ingrédients. Par exemple, je n’achète pas mes œufs au supermarché, je les prends chez mon voisin.
La nourriture est un véritable plaisir pour moi. J’aime recevoir des invités et m’assurer qu’ils passent un bon moment. Bien manger, ce n’est pas seulement une question de goût, c’est aussi prendre le temps d’apprécier l’instant. En ce qui concerne la nourriture, je fais très attention à ce que je mange, où je mange et comment je passe ce moment, car il a une grande valeur pour moi.

9. Quel est pour vous le luxe ultime ?

Pour moi, le luxe, ce serait un petit-déjeuner pris lentement, en prenant le temps, avec ma femme, simplement être ensemble.
Hier, je lui ai dit : « En ce moment, nous avons une vie plutôt luxueuse. » Elle est enceinte, et nous avons eu ce moment en milieu de journée où nous n’avons rien fait d’autre que de profiter du temps passé ensemble à la maison. Après le déjeuner, nous avons joué aux cartes. C’était si simple, et pourtant si beau.
C’est ça, le vrai luxe : avoir et partager du temps avec les personnes que l’on aime. Et si, en plus, on peut accompagner ce moment d’un bon repas, ce serait mon plus grand plaisir, sans aucun doute.

Pour en voir plus :
Retour au journal