REDÉFINIR LE LUXE

9 Questions pour le Chef Marcel Ravin

Par Sarah-Linda Forrer

Dans notre série d’interviews "9 Questions", nous échangeons avec des chefs, des passionnés de gastronomie et des professionnels de l’hôtellerie que nous admirons pour parler de cuisine et du monde culinaire. À travers leurs souvenirs personnels, leurs perspectives uniques et les expériences qui ont façonné leur approche de la gastronomie, ces entretiens offrent un aperçu de l’esprit de ceux qui influencent notre manière de manger.

Pour débuter en beauté, nous avons rencontré Marcel Ravin, chef doublement étoilé du Blue Bay Marcel Ravin** à Monaco.

J’admire profondément le Chef Marcel Ravin pour sa philosophie culinaire, son engagement envers une gastronomie durable et sa manière harmonieuse de fusionner les saveurs caribéennes et méditerranéennes. J’ai eu la chance de le rencontrer à Monaco, où nous avons eu une conversation passionnante, suivie d’un déjeuner où j’ai pu découvrir sa cuisine.

Né en Martinique, il s’est formé en France avant de devenir Chef Exécutif du Blue Bay à Monaco en 2005. Sous sa direction, le restaurant a obtenu deux étoiles Michelin. Son univers culinaire, imprégné des épices et des ingrédients audacieux de ses racines caribéennes, raconte une histoire mêlant héritage et innovation. Ce que j’admire le plus, c’est son engagement pour la durabilité : il privilégie les produits de son jardin biologique et des producteurs locaux, prouvant ainsi qu’une cuisine d’exception peut aussi être responsable et réfléchie.

"La problématique c'est qu’on en oublie les origines pour devenir original."

1. Quelle est votre "Madeleine de Proust" ?

C’est le cacao.

Ma grand-mère utilisait une pâte de cacao pour faire son chocolat quand j'étais enfant, et c’est cette odeur qui m’a marqué. Chaque fois que j’ai un morceau de chocolat entre les mains, cela m’inspire et me ramène à ce goût d’enfance. À partir de ces saveurs, j’arrive aussi à créer de nouvelles choses. 

Je travaille beaucoup avec, aussi bien en version salée que sucrée.

2. Est-ce qu'il y a un code ou une étiquette de table que vous aimez plutôt ignorer ?

Non, non. Pour moi, il n’y a juste pas de codes stricts. Il faut avant tout que les clients se sentent à l’aise au restaurant. Tout le monde ne maîtrise pas forcément les règles de bienséance, et je veux que chaque client trouve un univers dans les restaurants avec lesquels je travaille. Ceux-ci sont très liés à mon identité et à ma culture, ce qui est essentiel pour moi.

Nous faisons même des plats que l’on peut manger avec les mains, et il faut laisser cette liberté aux gens. Bien sûr, les couverts sont importants, mais je ne suis pas de ceux qui imposent une manière de manger. Chacun doit pouvoir choisir. C’est cela qui rend l’expérience intéressante : transformer le repas en un moment de plaisir et de liberté.

3. Si vous pouviez inviter n'importe qui à dîner, qui choisiriez-vous ? Et qu'est-ce que vous leur feriez à manger ?

Ma maman.
J’ai eu la chance de cuisiner pour des présidents, des familles princières, des personnalités importantes. Mais c’est ma maman que j’aimerai inviter.

Elle est très loin de moi et cela fait des années qu’elle n’a pas pu voir ce que je fais. Elle sait ce que je fais, mais j’aimerais qu’elle puisse venir s’asseoir dans mon restaurant et goûter ma cuisine, inspirée de mes souvenirs d’enfance auprès d’elle et adaptée aux goûts d’aujourd’hui.

Je lui ferais goûter l’ensemble de ma cuisine, car chaque plat raconte une histoire. J’aimerais qu’elle me dise si elle partage aussi ces souvenirs. J’espère qu’un jour elle pourra découvrir mon univers et mon évolution. Nous avons grandi dans une famille très modeste, et je pense qu’à travers mon parcours, je lui rends une certaine fierté. Ce serait un moment extraordinaire pour moi.

Il ne faut pas attendre que nos parents disparaissent pour se dire qu’on aurait dû leur offrir un tel moment. Ils sont la matrice de notre création, ceux qui ont nourri notre passion.

4. Y a-t-il une tendance culinaire que vous aimeriez voir disparaître ? Et une autre que vous souhaiteriez voir émerger ?

Le problème aujourd’hui, c’est justement cette notion de tendance, qui rend les choses éphémères. Pour moi, la cuisine ne devrait pas être éphémère. Il est facile de suivre une mode, mais l’important est de procurer un plaisir durable, un souvenir qui reste.

Il y a trop d’esbroufe dans certaines cuisines, des associations de saveurs faites uniquement parce qu’elles sont à la mode, des plats micro plats parce que c’est tendance. Je pense qu’il faut revenir aux bases, à l’essentiel, à une cuisine authentique.

Chaque cuisine a une origine, et pour qu’elle ait du sens, chaque cuisinier doit y mettre une part de son identité. Et la problématique c'est qu’on en oublie les origines pour devenir original. Un grand plat, un grand cuisinier, c’est celui dont on se souvient longtemps après avoir mangé.
Comme disait Paul Bocuse : “Le plus dur, c'est de durer. De qui se souviendra-t-on ?” Je veux que l’on se souvienne de ma cuisine, et c’est pour cela que j’ai voulu apprendre les bases avant d’écrire ma propre histoire. Sans oublier qui j'étais.

"Chaque cuisine a une origine, et pour qu’elle ait du sens, chaque cuisinier doit y mettre une part de son identité."

5. Y a-t-il une expérience qui a changé votre approche à la cuisine ou à l'alimentation en général ?

Oui, mon voyage au Japon, il y a près de treize ans. J’avais carte blanche pour m’exprimer dans deux restaurants mis à ma disposition. L’engouement des clients pour ma cuisine m’a poussé à aller plus loin, à m’affranchir des contraintes qui parfois me retenaient. Je me suis complètement laissé aller à ce que je voulais faire. J’ai retrouvé une totale liberté d’expression.

C’était une expérience incroyablement passionnante, poétique, émouvante. Les Japonais qui travaillaient à mes côtés donnaient, eux-aussi, le meilleur d’eux-mêmes pour que je sois satisfait. On dit qu’on n’atteint jamais la perfection, mais j'ai eu ce sentiment de l'avoir effleuré.

À mon retour, j’ai décidé d’arrêter de suivre les tendances et de ne plus faire une cuisine juste pour plaire. J’ai voulu faire une cuisine qui me ressemble, et qui me fait plaisir et qui m'anime depuis mon plus jeune âge. Mes équipes et moi avons donc décidé d'arrêter tout cela, de ne pas vouloir faire comme les autres. Cette prise de conscience nous a conduit à notre première étoile Michelin. Quand l’inspecteur est venu dîner il m’a dit : “Vous voilà enfin. On retrouve l'identité d'un homme. Ça fait longtemps qu’on vous suit. Mais on n'arrivait pas à comprendre où vous vouliez aller, ce que vous vouliez raconter. Et aujourd'hui, on retrouve votre identité.” 
L’année suivante, j’obtenais mon étoile.

Il est bien sûr essentiel de s'ouvrir au monde, mais j'ai réalisé que je ne connaissais peut-être pas pleinement la richesse de ma propre culture. Cette culture créole, pour moi, est l'essence même de ma cuisine. Mon histoire est marquée par le métissage, et c'est ce mélange qui rend mes plats capable de toucher différentes cultures.

Lorsque j'ai pris conscience de cet héritage, j'ai entamé un véritable travail d'introspection.
J'ai cherché à mieux me connaître, à comprendre mon histoire. Cette histoire ne se limite pas à ma naissance, elle plonge ses racines dans un métissage ancien. Un jour, ma mère m'a révélé que mon arrière-arrière-grand-père était chinois. Cette découverte m'a poussé à explorer davantage mes origines et à comprendre ce que signifie réellement être caribéen.
J'ai compris que le créole n'était pas seulement une langue, mais un univers en soi. Des auteurs comme Édouard Glissant et Aimé Césaire ont magnifiquement décrit cette identité, la négritude, et tout ce qui en découle. À partir de là, j'ai commencé à écrire ma propre histoire culinaire.

"Il ne suffit pas de parler de saisonnalité, il faut l'incarner au quotidien, y compris pour les grandes occasions comme les fêtes de fin d'année ou la Saint-Valentin."

6. Selon vous, y a-t-il un petit changement qui pourrait faire une grande différence s’il était adopté par tous ?

Oui : respecter ce que l'on dit et l'appliquer réellement. Il ne suffit pas de parler de saisonnalité, il faut l'incarner au quotidien, y compris pour les grandes occasions comme les fêtes de fin d'année ou la Saint-Valentin. Ce n'est pas parce que c'est la fête des amoureux qu'elle est synonyme de fraises et qu'il faut en faire pour le dessert. La nature est incroyablement riche, mais nous ne prenons pas toujours le temps de l'observer, de l'écouter, de l'analyser.

On parle beaucoup de cuisine durable, d'environnement, mais il faut que nous, cuisiniers, soyons de véritables passeurs pour les générations futures. Certes, certains produits viennent d'ailleurs, de nos terres d'origine et ne poussent pas ici. Mais il est toujours possible de cuisiner en respectant ce que la nature nous offre au jour le jour. Que ce soit pour le poisson, la viande, ou les légumes.

Nous sommes tous conscients que la planète souffre, qu'elle est fragile, mais souvent, nous nous contentons de beaux discours devant les médias. Mais est-ce que, réellement, nous faisons ce que nous disons ? Le problème, c'est que nous avons oublié que nous sommes avant tout des artisans, pas des artistes. Aujourd’hui, beaucoup de cuisiniers veulent être perçus comme des artistes avant d’être des artisans.

7. Y a-t-il un ingrédient qu’il vaudrait mieux ne plus utiliser ?

Si je devais citer un ingrédient que nous devrions peut-être éviter, ce serait l’avocat. Tout le monde en met partout, dans des toasts, des salades etc. Pourtant, la culture de l’avocat pose un vrai problème environnemental. La majorité de ceux que nous consommons viennent du Mexique ou d'Afrique et nécessitent une énorme quantité d’eau, en plus du transport qui a un impact écologique considérable. On consomme des avocats qui mûrissent dans des containers sur des bateaux.

Personnellement, je n’en utilise pas systématiquement. Si j'en propose, c’est parce que je peux m’approvisionner localement à Menton, où il y a des avocatiers. Mais je refuse d’en mettre à la carte si je ne peux pas garantir une source respectueuse. Malheureusement, la demande des clients est forte, et beaucoup ne comprennent pas les enjeux, même lorsqu’on leur explique. Mais c’est un travail d’éducation à faire, que ce soit auprès de nos équipes ou de nos clients. Par exemple, il faut que les restaurateurs prennent le temps d’expliquer aux clients pourquoi ils ne servent pas de guacamole hors saison.

C’est un combat quotidien. Vous ne trouverez jamais dans ma vitrine une tartelette aux fruits rouges en plein hiver.

8. Vous considérez-vous comme un épicurien ? Et que signifie cela pour vous ?

Oui! Être épicurien, ce n’est pas seulement aimer bien manger. C’est prendre le temps de comprendre ce que l’on mange. Lorsque je vais au marché, je sélectionne mes légumes avec attention pour les cuisiner simplement, mais de manière à ce qu’ils soient savoureux et qu’ils procurent du plaisir aux gens et à moi-même.

Dans la haute gastronomie, il arrive un moment où il faut se poser et réfléchir. Manger est un acte sacré. Tout le monde n’a pas la chance de déguster un menu en plusieurs plats, textures et techniques. 

Alors oui, je suis un épicurien qui fait attention à ce qu'on me donne. Je reste assis à table. Je ne me lèverai pas de table pour aller fumer une cigarette, revenir entre deux plats, et je ne serai pas sur mon téléphone.

Être épicurien, c’est une question d’éducation, de respect et de savoir.

9. Quel est le véritable luxe selon vous ?

La liberté d’expression.

Vous savez, il y a tellement de gens qui ne peuvent pas dire ce qu'ils pensent. Pourtant, si on les écoutait, cela ferait avancer les choses. Mais on préfère souvent ne pas savoir, ne pas entendre. On s’autocensure pour préserver un travail, une position.

Il est important que cette liberté d’expression redevienne ce qu’elle était. Nous vivons dans des pays libres, et pourtant, il existe des barrières invisibles qui empêchent les gens de parler. Dire ce que l’on pense ne signifie pas entrer en conflit, mais il faut pouvoir échanger et accepter d’être en désaccord. 

Alors pour moi, le vrai luxe, c'est la liberté d'expression.

Pour en voir plus :
Retour au journal