Redéfinir le Luxe

9 questions pour le Chef Arnaud Lallement

Par Sarah-Linda Forrer

Dans notre série d’interviews "9 Questions", j’échange avec des chefs, des passionnés de gastronomie et des professionnels de l’hôtellerie que j’admire pour parler de cuisine et du monde culinaire. À travers leurs souvenirs personnels, leurs perspectives uniques et les expériences qui ont façonné leur approche de la gastronomie, ces entretiens offrent un aperçu de l’esprit de ceux qui influencent notre manière de manger.


Arnaud Lallement est un chef cuisinier français renommé, né au cœur de la région Champagne, que je suis fière de compter parmi mes clients étoilés. Fils de restaurateurs, il a développé très tôt une passion pour la cuisine en observant son père, Jean-Pierre, aux fourneaux du restaurant familial. Après avoir obtenu son diplôme de l'École Hôtelière de Strasbourg, il a perfectionné son art auprès de grands noms de la gastronomie française tels que Roger Vergé, Michel Guérard et Alain Chapel.

En 1997, Arnaud rejoint son père à L'Assiette Champenoise, l'établissement familial situé à Tinqueux, près de Reims. C’est en 2000, que le chef Arnaud prend les rênes du restaurant et s'attelle à perpétuer l'héritage familial. Sous sa direction, L'Assiette Champenoise retrouve sa première étoile Michelin en 2001, obtient une deuxième étoile en 2005, puis la consécration suprême avec une troisième étoile en 2014.  

La cuisine d'Arnaud Lallement se distingue par une maîtrise parfaite de l'acidité, équilibrée par la douceur des produits, offrant une expérience gustative authentique et émotionnelle. Il met un point d'honneur à sublimer les produits de saison et à collaborer étroitement avec des producteurs locaux, reflétant ainsi son profond attachement à sa région natale. Sa devise, "Mangez vrai!", illustre son engagement envers une cuisine sincère et respectueuse des saveurs originelles.  

Aujourd'hui, L'Assiette Champenoise est non seulement un restaurant triplement étoilé, mais aussi un hôtel cinq étoiles, incarnant l'excellence et l'hospitalité de la Champagne.

"Je dis toujours à mes équipes de salle : travaillez sérieusement, mais ne vous prenez pas trop au sérieux."

1. Quelle est votre madeleine de Proust ?

Le champagne. Je suis champenois, je suis né en Champagne. Je suis entouré d’amis vignerons qui font d’excellentes choses, donc c’est vrai que c’est toujours le champagne qui me plaît énormément. Je suis grand-père depuis deux mois, et dix jours après l’arrivée de notre petite-fille, on a trempé notre doigt dans un verre de champagne, et on lui a mis sur les lèvres. Le premier souvenir des Champenois, c’est toujours ça.

Après, côté cuisine, il y a des produits sur lesquels je flashe toujours, au restaurant. C’est la langoustine. Parce qu’en plus, dans la langoustine, on a une iodée naturelle, avec une note végétale à l’intérieur, qui fonctionne super bien avec le champagne. Donc on en revient toujours au champagne, en fait. Voilà, ce sont un peu mes deux produits fétiches.

2. Est-ce qu’il y a une étiquette ou un code d’étape que vous préférez ignorer ?

La malveillance et le manque d’empathie de la part du service. C’est quelque chose que je ne supporte pas, peu importe où l’on va. Pour moi, la bienveillance et l’empathie ne sont pas une question de tarif, ni de classe de restaurant, ni de budget, ni d’endroit. Toute personne qui est au service, que ce soit dans une pizzeria comme dans un restaurant trois étoiles, doit avoir cette bienveillance et cette empathie. Le plaisir de travailler, le plaisir d’être auprès de ses convives… Pour moi, c’est primordial. Ça peut gâcher un repas.

Les erreurs de service ne sont pas quelque chose qui me dérange. Dans toutes les maisons, de zéro à trois étoiles, il y a des jeunes qui arrivent, qui sont en formation. On peut tomber sur quelqu’un qui va mal nous servir le pain, ou faire une erreur dans le beurre. Mais il faut accepter aussi la formation des jeunes, parce que sinon, on ne forme plus personne. C’est la catastrophe. Par contre, une erreur faite avec le sourire et beaucoup d’empathie passe toujours mieux qu’une erreur faite avec un air de je-m’en-foutisme. C’est pour ça que je parle toujours de bienveillance.

Je dis toujours à mes équipes de salle : travaillez sérieusement, mais ne vous prenez pas trop au sérieux.

3. Si vous pouviez inviter n’importe qui à dîner, ce serait qui ? Et que lui cuisineriez-vous ?

J’ai perdu mon papa très jeune. Il avait 50 ans, j’en avais 27. Il n’a pas vu l’évolution de la maison, ni de ma cuisine. Il est parti juste après qu’on ait eu notre première étoile. Ensuite, avec ma femme, on a eu la deuxième et la troisième. Donc il n’a pas vu tout ça. Si j’avais le pouvoir suprême d’inviter une personne, ce serait lui.

Si j’avais ce pouvoir ultime et que c’était qu’une fois… je crois que je ferais tout ce que je peux. Absolument tout.

4. Est-ce qu’il y a une tendance dans la scène culinaire que vous préfèreriez voir disparaître ? Et une autre que vous aimeriez voir apparaître ?

Il y a des tendances que j’aime moins, vers lesquelles je ne vais pas. Et d’autres vers lesquelles je vais. Il y a même des tendances que l’on lance nous-mêmes. Mais il n’y en a aucune que je veux renier ou faire disparaître. Si on se rappelle bien, il y a vingt ans, c’était la cuisine moléculaire espagnole. Ce n’était pas ma tasse de thé. Mais malgré tout, certaines techniques en sont issues et sont encore utilisées aujourd’hui, discrètement. Il y a eu aussi la tendance nordique, qui ne m’a pas forcément attiré, mais là encore, il y avait des choses intéressantes. Donc je suis pour que toutes les tendances existent, qu’elles sortent de l’anonymat. On apprend toujours de quelque chose, même de ce qu’on ne ferait pas soi-même.

Il faut garder une ouverture d’esprit. Ça ne veut pas dire qu’il faut tout copier.

"Ce mouvement, ce renouvellement permanent des saisons, c’est ce qui me fait vibrer."

5. Est-ce qu’il y a une expérience qui a changé votre rapport à la cuisine, ou à la manière dont vous dégustez un plat ?

Il y en a eu plusieurs, surtout sur les 25 dernières années. Mais la première vraie claque, ça a été chez Alain Ducasse. Il y a 25-30 ans, pour moi, c’était un monstre sacré. Dans sa maison, tout était poussé à l’extrême : l’art de la table, l’accueil, la cave, la cuisine, le service… C’était impressionnant. Il n’était pas seulement un très grand cuisinier, mais aussi un très grand restaurateur. Je me rappelle notamment d’un plat très simple : un jaune d’œuf avec des champignons de Paris. Dit comme ça, c’est rien. Mais c’était parfait. Comme tous ses plats d’ailleurs, parce qu’il a un palais hors norme.

Il réussit a apporter chaque plat sur le fil du rasoir de la perfection. C’est ça qui est beau.

6. Y a-t-il quelque chose dans votre processus créatif que vous aimeriez que les gens sachent ?

Je commence souvent par la sauce. J’ai toujours été très "sauce". Même dans les années 2000, quand la cuisine se faisait plus minimaliste, influencée par le moléculaire, moi je laissais toujours la sauce sur la table. À l’époque, on parlait peu de sauce, c’était presque ringard. Et pourtant, aujourd’hui, les sauces sont revenues à la mode, et je suis heureux d’avoir contribué à ça avec des amis chefs comme Yannick Alléno ou Arnaud Donckele. A nous trois nous avons su remettre les sauces en avant et j’en suis très content. 

Je travaille souvent à partir du produit, comme un turbot, et j’imagine d’abord la sauce qui va l’accompagner. Ensuite, je pense à la cuisson, à l’assaisonnement, à la garniture… mais la sauce reste centrale. C’est l’âme de la cuisine française.

J’ai des codes pour les sauces : j’aime y retrouver trois éléments — la salinité, l’acidité et l’amertume. C’est ma base. Ensuite, selon le plat, j’équilibre ces saveurs, et je joue avec les textures — bouillons, jus, crèmes, émulsions. Tout cela sert à faire ressortir les saveurs dominantes.

7. Quel est votre point de vue sur la gastronomie durable ?

C’est essentiel. Quand ma génération a commencé il y a 25 ans, on a tout de suite travaillé en saison, avec les producteurs locaux. Mais ce n’était pas une stratégie de communication, c’était logique. Aujourd’hui, c’est devenu un axe de communication, mais à l’époque, on ne mettait pas en avant le fait de travailler avec des maraîchers locaux. C’était juste normal. Tout comme quand on se prépare le matin on ne dit pas à tout le monde qu’on s’est lavé les dents, car c’est logique, donc on ne communique pas dessus.

Chez moi, on a mis en place beaucoup de choses : déshydrateur pour compost, cave gérée de manière écologique, carte des vins numérique pour éviter la surconsommation de papier inutile… On a drastiquement réduit nos déchets. D’ailleurs, nous n’avons pas de poubelle en cuisine. Tous les déchets de légumes qu’on travaille deviennent du compost pour notre jardin par exemple. 

Mais je ne communique pas beaucoup dessus. Et parfois, je me demande : est-ce que nos clients veulent qu’on en parle ? Ils viennent pour rêver, pour vivre un moment hors du temps. Et je ne sais pas si parler d’écologie à ce moment là est opportun. Ce que je veux, c’est que le client profite de l’instant, et que ce soit moi, en tant que restaurateur, qui prenne la responsabilité écologique. Mais sans que ça impacte l’expérience. Il ne faut pas que l’écologie soit un frein ou une contrainte pour le client. C’est à nous de porter ça.

Pour moi, l’écologie, c’est juste du bon sens.

8. Qu’est-ce qui vous inspire ?

Le marché. Là, c’est le printemps, on voit arriver les premières asperges, les petits pois, les fèves, les jeunes pousses… Et déjà, on pense aux tomates qui arrivent dans deux mois. Ce mouvement, ce renouvellement permanent des saisons, c’est ce qui me fait vibrer. Si je vivais dans un pays sans saisons, je serais malheureux.

On a un parc de deux hectares, en centre-ville. Une petite partie sert de potager, mais notre vrai potager est géré par un maraîcher à 10 minutes d’ici, qui cultive 1,5 hectare rien que pour nous.

"Dans notre hôtel-restaurant, la cuisine est au cœur de tout."

9. Quel est pour vous le luxe ultime ?

L’espace. De l’air pour respirer. De l’espace entre les tables, une terrasse, un vrai bar, une chambre spacieuse…

Le luxe, c’est l’air, la lumière, la verdure, de grandes baies vitrées. Et bien sûr, l’art de la table.

Dans notre hôtel-restaurant, la cuisine est le cœur de tout. Elle a de grandes fenêtres, elle vit au rythme des saisons. Je veux que mon équipe ressente la lumière, voie la neige, la pluie, le soleil.

On ne peut pas bien cuisiner si l’on ne sent pas le temps qu’il fait dehors.

Imaginez : on est en plein hiver, vous arrivez le matin vers 8h ou 8h30, il fait encore presque nuit. J’ai vécu ça à Paris. J’y ai travaillé quelques mois. On entrait dans la cuisine à 8h, il faisait noir ; on repartait à minuit, il faisait toujours noir. On ne voyait jamais la lumière du jour. Et au bout de trois mois, j’ai fait un burn-out. Ce n’était pas possible — je ne pouvais pas continuer comme ça.

Et pourtant, j’étais jeune. On pense parfois que quand on est jeune, on peut tout supporter. Mais le manque de lumière naturelle m’a détruit. À partir de là, je suis vite retourné à la campagne. Et le prochain endroit où j’ai travaillé, je l’ai choisi en vérifiant que la lumière du jour entrait bien dans la cuisine. Parce que pour moi, c’est essentiel. On ne peut pas bien cuisiner si on ne ressent pas les saisons.

On ne peut pas créer quelque chose de bon sans lumière naturelle. On ne peut pas vivre les saisons si on ne les voit pas passer. C’est pour ça que, pour moi, c’est fondamental. Parfois, en goûtant une sauce, je dis à l’équipe : “Regardez, on entre dans le printemps, alors on allège un peu les sauces, on met un peu moins de crème.” En été, encore moins.

Et parfois, quand une sauce est trop réduite, trop riche, je lève les yeux, je regarde dehors, je vois ce beau soleil et je me dis : “C’est le printemps — on a envie de quelque chose de plus léger.” Je leur dis : “Quand vous faites vos sauces, levez la tête, regardez par la fenêtre, et vous verrez que vous aurez envie de quelque chose de plus délicat.” Et quand l’hiver revient, alors là, on peut les épaissir un peu à nouveau.

C’est comme ça que ça fonctionne. En hiver, on a envie d’une raclette ou de plats plus copieux. Mais en été, non. Je dis souvent aux jeunes de l’équipe : “C’est exactement ça — en été, sur la plage, on veut une salade de tomates. Mais en hiver, devant la cheminée, non. Et en été, on ne veut pas de raclette.” Pour moi, c’est évident — c’est du bon sens. C’est pour ça qu’on a besoin d’un regard extérieur dans nos cuisines.

Alors oui, pour moi, le luxe, c’est l’espace, le souffle, l’ouverture, et une vue sur la verdure, sur le dehors.

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